"L’idée de justice", Amartya Sen
Imaginons trois enfants et une flûte. Anne affirme que la flûte
lui revient parce qu’elle est la seule qui sache eu jouer ; Bob
parce qu’il est pauvre au point de n’avoir aucun jouet ; Carla
parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment
trancher entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes ?
Aucune institution, aucune procédure ne nous aidera à
résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement
acceptée comme juste. C’est pourquoi Amartya Sen s’écarte
aujourd’hui, résolument et définitivement, des théories de la
justice qui veulent définir les règles et les principes qui
gouvernent des institutions justes dans un monde idéal – dans
la tradition de Hobbes, Rousseau, Locke et Kant, et, à notre
époque du principal penseur de la philosophie politique, John
Rawls. Sen s’inscrit dans une autre tradition des Lumières,
portée par Smith, Condorcet, Bentham, Wollstonecraft, Marx
et Mill : celle qui compare différentes situations sociales pour
combattre les injustices réelles. La démocratie, en tant que
"gouvernement par la discussion", joue dans cette lutte un rôle
clé. Car c’est à partir de l’exercice de la raison publique qu’un
peut choisir entre les diverses conceptions du juste, selon les
priorités du moment et les facultés de chacun. Ce pluralisme
raisonné est un engagement politique : le moyen par lequel Sen
veut combattre les inégalités de pouvoir comme les inégalités
de revenu, en deçà de l’idéal mais au-delà de la nation, vers la
justice réelle globale. Il importe d’accroître les revenus, mais
aussi de renfoncer le pouvoir des individus de choisir, de
mener la vie à laquelle ils aspirent. C’est ainsi qu’une personne
devient concrètement libre. L’idée de justice représente
l’aboutissement de cinq décennies de travail et de réflexion,
mais aussi d’engagement dans les affaires du monde.